CHAPITRE 22
Pendant les deux heures suivantes, nous continuâmes à explorer le navire. Nous devions impérativement pouvoir nous y cacher pendant la nuit, quand James rôderait peut-être sur les divers ponts. Pour cela, il fallait bien connaître les lieux et je dois avouer que ma curiosité concernant le bateau était extrême.
Nous quittâmes le calme du gril pour regagner la partie principale du paquebot, en passant devant bien des portes de cabines avant d’arriver à la mezzanine circulaire, avec son village de boutiques de luxe. Puis nous descendîmes un grand escalier, nous gagnâmes et traversâmes une vaste piste de danse pour arriver au grand salon ; de là nous rencontrâmes d’autres bars à l’éclairage tamisé, chacun avec ses étendues de moquette et sa musique électronique qui vous cassait les oreilles, puis nous longeâmes une piscine intérieure autour de laquelle des centaines de passagers déjeunaient à de grandes tables rondes ; nous sortîmes ensuite pour trouver une autre piscine à l’air libre où des gens se faisaient bronzer dans des fauteuils de plage, sommeillant ou lisant leurs journaux ou des livres de poche.
Nous finîmes par tomber sur une petite bibliothèque, pleine de lecteurs paisibles à côté d’une salle de jeu plongée dans l’ombre, qui ne devait ouvrir que quand le navire aurait quitté le port. Là s’alignaient des rangées de machines à sous encore éteintes et des tables de black jack et de roulette.
Un moment, nous jetâmes un coup d’œil dans la salle de cinéma, ce qui nous permit de constater qu’elle était énorme, même si seulement quatre ou cinq spectateurs regardaient le film sur un écran géant.
Venaient ensuite un autre salon, puis un autre encore, les uns avec des fenêtres, les autres plongés dans l’obscurité, et un beau restaurant auquel on parvenait par un escalier en colimaçon. Un troisième encore – lui aussi fort bien aménagé –, accueillait les clients des ponts inférieurs. Nous descendîmes, passant devant la cabine qui me servirait de cachette. Et là nous découvrîmes non pas un mais deux centres de remise en forme, avec leurs appareils de culture physique et leurs salles où l’on nettoyait les pores de la peau avec des jets de vapeur.
Nous découvrîmes au passage le petit hôpital avec des infirmières en blouses blanches et des chambres brillamment éclairées ; à un autre endroit nous remarquâmes une grande pièce sans fenêtre pleine d’ordinateurs devant lesquels plusieurs personnes travaillaient en silence. Il y avait un institut de beauté pour femmes et un établissement similaire pour hommes. À un endroit, nous aperçûmes une agence de voyage et, plus loin, ce qui semblait être une sorte de banque.
Nous suivions toujours d’étroites coursives dont nous ne parvenions pas à voir le bout. Nous cheminions sans fin entre des murs et des plafonds d’un beige terne. Une moquette de couleur hideuse cédait la place à une autre. Parfois les motifs modernes criards nous sautaient aux yeux avec une telle violence que c’était tout juste si je n’éclatais pas de rire. Je perdis le compte des nombreux escaliers dont nous gravîmes les marches capitonnées. Je n’arrivais plus à distinguer une batterie d’ascenseurs d’une autre. Partout où je regardais, il y avait des portes de cabines numérotées. Les tableaux et les gravures encadrés étaient fades et indiscernables les uns des autres. Je dus maintes et maintes fois consulter les plans pour déterminer exactement où je me trouvais et où je pourrais aller maintenant, ou comment éviter de tourner en rond, comme cela semblait être le cas.
David trouvait cela extrêmement amusant, surtout qu’à presque chaque tournant nous rencontrions d’autres passagers, perdus eux aussi. Six fois au moins, nous aidâmes ces très vieilles personnes à trouver leur chemin vers tel ou tel endroit. Pour ensuite nous reperdre nous-mêmes.
Pour finir, par je ne sais quel miracle, nous nous retrouvâmes au gril, puis sur le pont supérieur et nous regagnâmes enfin nos cabines. Il n’était qu’une heure avant le coucher du soleil et les énormes machines rugissaient déjà.
Dès que j’eus passé mes vêtements pour la soirée – un chandail blanc à col roulé et une veste de cotonnade à rayures – je sortis sur la véranda pour voir la fumée se déversant par la grande cheminée au-dessus de nous. Le navire tout entier avait commencé à vibrer sous la puissance des machines. Et la douce lumière des Caraïbes déclinait au-dessus des lointaines collines.
J’étais en proie à une terrible appréhension. On aurait dit que mes organes entraient en résonance avec la vibration des machines. En fait, cela n’avait rien à voir. Je songeais seulement que je ne reverrais jamais cette brillante lumière naturelle. Je ne verrais désormais que rarement la lumière – au crépuscule – mais jamais cet éclaboussement du soleil couchant sur l’eau scintillante, jamais ces reflets d’or sur les fenêtres lointaines ni le ciel bleu brillant d’un éclat si clair dans sa dernière heure au-dessus des bancs de nuages.
J’aurais voulu me cramponner à ce moment, en savourer tous les doux et subtils changements. Je n’en fis rien. Voilà des siècles, je n’avais pas dit adieu aux heures du jour. Comme le soleil se couchait sur mon ultime journée, je n’aurais même pas imaginé ne jamais le revoir avant cette fois. Jamais !
Je devrais assurément rester ici, à sentir les dernières vagues de sa douce chaleur, à savourer ces précieux instants de lumière.
Je n’en avais pas vraiment envie. Cela ne m’intéressait pas. J’avais vu tout cela dans des moments bien plus précieux et plus merveilleux. C’était fini, non ? Bientôt je serais de nouveau Lestat le Vampire.
Je retraversai lentement la cabine. Je me regardai dans le grand miroir. Oh ! voilà qui allait être la plus longue nuit de mon existence, me dis-je – plus longue encore que cette terrible nuit où le froid et la maladie m’accablaient à Georgetown. Et si nous échouions !
David m’attendait dans la coursive, très digne dans son costume de toile blanche. Il nous faut partir d’ici, dit-il, avant que le soleil ne disparaisse derrière les vagues. Je n’étais pas si pressé. Je ne pensais pas que cette créature idiote allait jaillir aussitôt de sa malle dans le flamboiement du crépuscule comme j’aimais tant le faire. Tout au contraire, il allait sans doute quelque temps se terrer craintivement dans l’ombre avant d’émerger.
Que ferait-il alors ? Allait-il ouvrir les tentures de sa véranda, quitter ainsi le navire pour aller dépouiller quelques familles condamnées au loin, sur la rive ? Ah ! mais il avait déjà frappé à Grenade. Peut-être comptait-il se reposer.
Impossible de le savoir. Nous redescendîmes discrètement jusqu’au gril puis nous sortîmes sur le pont éventé. De nombreux passagers étaient sortis pour voir le paquebot quitter le port. L’équipage s’apprêtait. Une épaisse fumée grise sortait de la cheminée dans la lumière déclinante.
Je m’accoudai au bastingage et tournai mon regard vers la courbe lointaine de la terre. Les vagues infiniment changeantes captaient et retenaient la lumière en faisant jouer mille reflets différents. Comme tout cela me paraîtrait plus varié quand demain viendrait la nuit ! Pourtant, en regardant ce paysage, je cessai de penser à l’avenir. Je me perdis dans la pure majesté de l’océan et dans le rose embrasement de la lumière qui baignait et modifiait l’azur du ciel sans fin.
Autour de moi les mortels semblaient apaisés. On ne parlait guère. Les passagers étaient assemblés sur la proue exposée au vent pour rendre hommage à cet instant. La brise à cet endroit était douce et parfumée. Le soleil d’un orange sombre, visible comme un œil qui lorgnait à l’horizon, disparut soudain aux regards. Une glorieuse explosion de lumière jaune s’alluma sous le flanc des grandes masses nuageuses. Une lumière rosée s’éleva de plus en plus haut dans les cieux étincelants et sans limite et, dans cette superbe brume de couleur, on aperçut le premier scintillement des étoiles.
L’eau s’assombrissait ; les vagues frappaient la coque avec une violence plus grande. Je m’aperçus que le grand navire se déplaçait. Et soudain, un violent coup de sifflet lui échappa, une sorte de cri qui éveilla dans mes os tout à la fois de la peur et de l’excitation. Il se déplaçait avec une lenteur si régulière qu’il me fallait garder les yeux fixés sur la côte au loin pour l’évaluer. Nous mettions cap à l’ouest vers la lumière mourante.
Je vis que David avait le regard vitreux. De sa main droite, il empoignait le bastingage. Il regardait l’horizon, les nuages qui s’élevaient et le ciel d’un rose profond au-delà.
J’aurais voulu lui dire quelque chose – quelque chose de beau et d’important, et qui témoignerait du profond amour que j’éprouvais. Un amour qui semblait soudain faire éclater mon cœur : je me tournai lentement vers lui et posai ma main gauche sur sa droite cramponnée au bastingage.
« Je sais, murmura-t-il. Croyez-moi, je sais. Mais vous devez être raisonnable maintenant Gardez cela enfermé à l’intérieur. »
Ah ! oui, il fallait abaisser le voile. Parmi les centaines innombrables, être coupé de tout, silencieux et esseulé. Être seul. Et ainsi mon dernier jour de mortel touchait à son terme.
Une fois de plus, un grand coup de sirène retentit.
Le bateau avait fait presque complètement demi-tour. Il se déplaçait vers la haute mer. Le ciel maintenant s’assombrissait rapidement et le moment était venu pour nous de regagner les ponts inférieurs et de trouver quelque coin dans un bar bruyant où l’on ne nous observerait pas.
Je jetai un dernier regard au ciel, constatant que la lumière avait maintenant disparu totalement, et que mon cœur devenait froid. Un sombre frisson me parcourut. Mais je n’arrivais pas à regretter la disparition de la lumière. Je ne pouvais pas. Tout ce que je voulais de toute mon âme monstrueuse, c’était retrouver mes pouvoirs de vampire. Pourtant la terre semblait réclamer quelque chose de plus beau : que je pleure ce à quoi je renonçais.
Je ne pouvais pas le faire. J’éprouvais de la tristesse et l’accablant échec de mon escapade humaine pesait sur moi dans le silence tandis que j’étais là immobile, à sentir sur moi la brise tiède et tendre.
Je sentis la main de David qui me tirait doucement par le bras.
« Oui, allons-y », dis-je, et je tournai le dos au doux ciel des Caraïbes. La nuit était déjà tombée. Et mes pensées allaient à James, seulement James.
Oh ! comme j’aurais voulu pouvoir apercevoir cet imbécile quand il se lèverait de sa cachette soyeuse. Mais c’était bien trop risqué. Il n’y avait aucun endroit d’où nous pourrions l’observer en sécurité. Tout ce que nous avions à faire, c’était maintenant de nous cacher.
Le paquebot lui-même avait changé avec la tombée de la nuit.
Les petites boutiques étincelantes de la mezzanine étaient en pleine activité quand nous passâmes devant. Des hommes et des femmes vêtus de tissus brillants pour la soirée s’installaient déjà au bar du Théâtre en bas.
Les lumières des machines à sous s’étaient allumées dans la salle de jeu ; une foule se pressait autour de la table de roulette. Et de vieux couples dansaient aux doux accents d’un slow que jouait l’orchestre dans la grande salle de la Reine.
Quand nous eûmes trouvé un petit coin qui nous convenait dans la pénombre du club Lido et commandé deux consommations pour nous tenir compagnie, David m’ordonna de rester là tandis qu’il s’aventurait seul jusqu’au pont supérieur.
« Pourquoi ? Que voulez-vous dire : rester ici ? fis-je aussitôt furieux.
— Dès l’instant où il vous verra, il saura », dit-il d’un ton définitif, comme s’il s’adressait à un enfant. Il chaussa une paire de lunettes de soleil. « Il ne risque pas de me remarquer.
— Très bien, patron », dis-je, écœuré. J’étais scandalisé d’avoir à attendre ici en silence pendant qu’il s’en allait courir l’aventure !
Je me carrai dans mon fauteuil, bus une autre gorgée de mon gin-tonic glacé et antiseptique et m’efforçai de voir dans cette agaçante obscurité tandis que plusieurs jeunes couples évoluaient sur la piste de danse illuminée d’éclairs. La musique était intolérablement bruyante. En revanche, la subtile vibration du paquebot géant était délicieuse. Il avait déjà pris de la vitesse. D’ailleurs, quand je regardai vers la gauche par une des nombreuses grandes baies vitrées, j’aperçus le ciel empli de nuages, encore éclairé par la lumière du soir tombant, qui défilait tout simplement sous mes yeux.
Un puissant navire, me dis-je. Il faut lui rendre cette justice. Malgré toutes ses petites lampes criardes et sa moquette affreuse, ses plafonds bas qui vous oppressent et ses salles d’un ennui sans fin, c’est quand même un puissant bateau.
Je réfléchissais à cela, m’efforçant de ne pas devenir fou d’impatience et de voir les choses du point de vue de James quand mon attention fut attirée par l’apparition au bout de la coursive d’un jeune homme blond d’une magnifique beauté.
Il était en tenue de soirée, à l’exception de lunettes aux verres violets bien incongrus et je me gorgeais de ce spectacle quand je m’aperçus soudain avec une horreur qui me pétrifia que c’était moi-même que je contemplais !
C’était James en veste de smoking noir et chemise à plastron, qui scrutait les lieux derrière ces élégantes lunettes et qui s’avançait lentement vers le bar où je me trouvais.
Je sentis ma poitrine se serrer de façon insupportable. Chacun de mes muscles commença à se crisper d’angoisse. Très lentement, je levai la main pour soutenir mon front et j’inclinai légèrement la tête pour regarder de nouveau vers la gauche. Comment pouvait-il ne pas me voir avec ces yeux surnaturels au regard perçant. Cette obscurité n’était rien pour lui. Il pouvait certainement repérer l’odeur de peur qui émanait de moi tandis que la sueur ruisselait sous ma chemise.
Pourtant le misérable ne me vit pas. Il s’était installé au bar, me tournant le dos, et il regardait vers la droite. Je ne distinguai que le contour de sa joue et de sa mâchoire. Et comme il semblait visiblement se détendre, je constatai que c’était une attitude qu’il prenait, son coude gauche appuyé au bois bien astiqué, son genou droit imperceptiblement fléchi, son talon accroché à la barre de cuivre du tabouret sur lequel il était juché.
Il agitait doucement la tête au rythme du slow. Et il émanait de lui un charmant orgueil, un sublime contentement à être ce qu’il était et à être où il était.
Je pris une profonde inspiration. À travers la vaste salle et bien plus loin que lui, je vis la silhouette reconnaissable de David s’arrêter un instant sur le seuil. Puis elle avança. Dieu merci, il avait vu le monstre, qui aux yeux de tous devait avoir l’air aussi complètement normal – à part son excessive et voyante beauté – qu’il le semblait à mes yeux.
Quand la peur monta de nouveau en moi, j’imaginai délibérément un travail que je n’avais pas, dans une ville où je n’avais jamais vécu. Je pensai à une fiancée du nom de Barbara, une ensorcelante beauté, et à une dispute entre nous qui bien sûr n’avait jamais eu lieu. Je m’encombrai l’esprit de pareilles images, je pensai à un million d’autres choses : aux poissons tropicaux que j’aimerais avoir un jour dans un petit aquarium, et si j’allais ou non me rendre à la salle de cinéma pour voir le film.
Le voleur ne m’avait pas remarqué. Je ne tardai pas à m’apercevoir d’ailleurs qu’il ne remarquait personne. Il avait quelque chose de presque poignant dans sa façon d’être assis, le visage un peu levé, savourant apparemment cet endroit sombre, assez ordinaire et d’une laideur certaine.
Il adore ça, me dis-je. Ces salons avec leur matière plastique et leur clinquant sont pour lui un pinacle d’élégance et le simple fait d’être ici l’emplit d’une joie silencieuse. Il n’a même pas besoin qu’on le remarque. Il ne prête attention à personne qui serait susceptible de le remarquer. Il est un petit univers à lui tout seul, exactement comme ce navire, qui vogue à si grande allure dans ces mers chaudes.
Malgré ma peur, cela me parut soudain déchirant et tragique. Et je me demandai si je n’avais pas semblé aux autres être le même raté pitoyable quand j’avais cette forme-là ? N’avais-je pas paru tout aussi triste ?
Secoué d’un violent tremblement, je pris mon verre et le vidai d’un trait, comme s’il s’agissait d’un médicament, me refugiant de nouveau derrière ces images forcées, pour masquer mes appréhensions ; j’allai même jusqu’à fredonner avec la musique, en suivant d’un regard un peu absent le jeu des lumières tamisées sur cette ravissante tête blonde.
Il descendit soudain de son tabouret et, prenant à droite, longea très lentement le bar plongé dans l’obscurité, passa devant moi sans me voir et s’avança sous les lumières plus vives qui entouraient la piscine couverte. Il relevait le menton ; il marchait à pas si lents et si précautionneux qu’ils semblaient douloureux, tournant la tête de droite à gauche pour inspecter les lieux qu’il traversait. Puis, avec les mêmes manières prudentes, des manières qui trahissaient plus la faiblesse que la force, il poussa la porte vitrée donnant sur le pont et disparut dans la nuit.
Il me fallait le suivre ! Je ne devrais pas et je le savais, mais avant d’avoir pu me maîtriser, j’étais debout et je lui emboîtai le pas, la tête encombrée du même brouillard de fausses images, puis je m’arrêtai sur le seuil de la porte. Je l’apercevais très loin tout au bout du pont, accoudé au bastingage, le vent ébouriffant ses cheveux fous. Il regardait le ciel et une fois de plus il me parut perdu dans son orgueil et son contentement, savourant peut-être le vent et les ténèbres et se balançant juste un peu, comme le font les musiciens aveugles quand ils jouent, avec l’air de trouver du plaisir à chaque seconde qu’il vivait dans ce corps, et de nager tout simplement en plein bonheur.
J’éprouvai une fois de plus cet accablant sentiment d’identification : est-ce que je paraissais le même idiot pathétique à ceux qui m’avaient connu et qui m’avaient condamné ? Oh ! quelle pitoyable créature d’avoir précisément choisi pour passer sa vie surnaturelle cet endroit, si affreusement artificiel, avec ses vieux passagers tristes, dans un décor sans intérêt de fanfreluches de mauvais goût, isolé du vaste monde dont les vraies splendeurs s’étendaient partout.
Ce fut seulement après un long moment qu’il pencha légèrement la tête et qu’il passa lentement les doigts de sa main droite sur le revers de son veston. Un chat en train de se lécher n’aurait pas eu l’air plus détendu ni plus content de lui. Avec quel amour il caressait ce bout de tissu sans importance ! Plus que tout autre geste qu’il avait pu faire, celui-là était révélateur.
Sur ce, tournant la tête d’un côté puis de l’autre et n’apercevant qu’un couple de passagers loin sur sa droite qui regardaient dans une tout autre direction, il s’éleva soudain au-dessus des planches et disparut aussitôt !
Bien sûr, il ne s’était rien passé de tel en réalité. Il s’était simplement envolé. Je restai là à frissonner derrière la porte vitrée, le visage et le dos baignés de sueur à regarder l’espace vide devant moi quand je sentis David me parler rapidement à l’oreille.
« Venez, mon ami, allons donc dîner au gril. »
Me retournant j’aperçus l’expression faussement désinvolte de son visage. Bien sûr James était encore à portée pour nous entendre tous les deux ! Pour entendre tout ce qui sortait de l’ordinaire sans même avoir à scruter délibérément.
« Mais oui, au gril », dis-je, m’efforçant de ne pas penser consciemment aux propos de Jake la veille du soir, lorsqu’il disait que personne n’avait encore vu notre homme venir prendre un repas là-bas. « Je n’ai pas vraiment faim, mais c’est assommant, vous ne trouvez pas, de rester ici à traîner ? »
David tremblait, lui aussi. En même temps il était formidablement excité.
« Oh ! il faut que je vous dise », lança-t-il, continuant sur le même ton tandis que nous retraversions le bar pour nous diriger vers l’escalier voisin. « Ils sont tous en tenue de soirée, là-bas, mais on va quand même nous servir puisque nous venons d’embarquer.
— Je me fiche qu’ils soient même tout nus. Ça va être une soirée mémorable. »
La fameuse salle à manger des premières classes était un peu plus calme et plus civilisée que les autres endroits que nous avions traversés. Tout en capitonnage de cuir blanc et laque noire, c’était un lieu fort agréable avec son éclairage chaud et généreux. Il y avait dans le décor une certaine fragilité, d’ailleurs, il en allait ainsi de tout à bord du navire ; pourtant l’endroit n’était pas laid, et la cuisine était excellente.
Quand il se fut écoulé vingt-cinq minutes depuis l’envol de notre sombre oiseau, je risquai quelques brèves remarques. « Il est incapable d’utiliser un dixième de sa force ! Elle le terrifie.
— Oui, je suis d’accord avec vous. Il a tellement peur qu’il se déplace en fait comme s’il était ivre.
— Ah ! c’est tout à fait cela. Vous savez qu’il est passé à cinq mètres de moi, David, et il ne s’est absolument pas rendu compte que j’étais là.
— Je sais, Lestat, croyez-moi, je sais. Mon Dieu, il y a tant de choses que je ne vous ai pas enseignées. J’étais là à vous observer, terrifié à l’idée qu’il essaie quelques mauvais tours de télékinésie alors que je ne vous avais pas donné le moindre conseil sur la façon d’y parer.
— David, s’il utilise vraiment son pouvoir, rien ne saurait être une véritable parade. Vous comprenez, il ne sait pas l’utiliser. Et s’il avait tenté un coup de poignard, j’aurais dégainé d’instinct, car c’est tout ce que vous m’avez appris à faire.
— Oui, c’est vrai. Il s’agit toujours des mêmes tours que vous connaissiez sous votre autre forme. J’ai eu l’impression la nuit dernière que vous remportiez vos victoires les plus définitives quand vous ne pensiez plus que vous étiez mortel et que vous retombiez dans le comportement que vous aviez autrefois.
— Peut-être bien, dis-je. Franchement, je n’en sais rien. Oh ! rien que de le voir dans mon corps !
— Chut, prenez votre dernier repas et parlez moins fort.
— Mon dernier repas, fis-je avec un petit ricanement. Quand j’aurai fini par l’attraper, c’est lui qui me servira de repas. » Puis je m’arrêtai, m’apercevant avec dégoût que c’était de ma propre chair que je parlais. Je regardai la longue main brune qui tenait le couteau d’argent. Est-ce que j’éprouvais la moindre affection pour ce corps ? Non. C’était le mien que je voulais, et je pouvais supporter l’idée que nous avions huit heures à attendre avant qu’il fût de nouveau mien.
Nous ne le revîmes que bien après une heure du matin.
J’avais eu la prudence d’éviter le petit club Lido, car c’était le meilleur endroit pour danser, activité qu’il aimait, et il y régnait aussi une pénombre confortable. Je m’attardai plutôt dans les grands salons, mes lunettes noires bien en place, mes cheveux enduits d’une généreuse dose de graisse qu’un jeune steward un peu surpris m’avait obligeamment remis sur ma demande. Peu m’importait d’avoir l’air si épouvantable. Je me sentais plus anonyme et plus en sûreté.
Quand nous le repérâmes, il était de nouveau dans une des coursives, se dirigeant cette fois vers la salle de jeu. Ce fut David qui se lança à sa poursuite pour le surveiller et surtout parce qu’il ne pouvait pas y résister.
J’aurais voulu lui rappeler que nous n’avions pas besoin de suivre le monstre. Il nous suffisait de surgir dans la suite Victoria au moment voulu. Le petit journal du bord, déjà imprimé pour le matin suivant, précisait que le soleil se levait à six heures vingt et une précises. Je me mis à rire en voyant cela : allons, à six heures vingt et une, je serais de nouveau moi-même.
David regagna enfin son fauteuil auprès de moi et reprit son journal.
« Il est à la table de roulette, et il gagne. Cette petite canaille utilise son pouvoir télékinésique pour gagner ! Quelle stupidité !
— Oui, vous n’arrêtez pas de répéter cela, dis-je. Si nous parlions un peu maintenant de nos films préférés ? Je n’ai rien vu récemment avec Rutger Hauer. Je le regrette. »
David eut un petit rire. « Oui, j’aime assez moi aussi ce comédien hollandais. »
Nous bavardions encore tranquillement à trois heures vingt-cinq quand nous vîmes repasser devant nous le beau Mr. Jason Hamilton. Si lent, si rêveur, tellement maudit. Quand David fit mine de le suivre, je le retins.
« Pas la peine, l’ami. Plus que trois heures. Racontez-moi donc l’intrigue de ce vieux film : Body and Soul, vous vous rappelez, cette histoire de boxeur, et puis est-ce qu’il n’y a pas dedans une réplique à propos du tigre de Blake ? »
À six heures dix, une lumière laiteuse emplissait déjà le ciel. C’était exactement l’instant où d’ordinaire je regagnais mon lieu de repos, et je ne pouvais pas imaginer qu’il ne l’eût pas déjà fait. Nous devrions le trouver dans sa malle noire luisante.
Nous ne l’avions pas vu depuis un peu plus de quatre heures, alors qu’il dansait de son pas lent et un peu éméché sur la petite piste du club Lido désert, avec une femme menue et grisonnante vêtue d’une ravissante robe du soir rouge pâle. Nous étions restés à une certaine distance, à l’entrée du bar, tournant le dos au mur, et écoutant le débit saccadé de sa voix britannique si… oh ! si classe. Puis nous nous étions éclipsés tous les deux.
Le moment maintenant approchait. Plus question de l’éviter. La longue nuit touchait à sa fin. L’idée me vint à plusieurs reprises que j’allais peut-être périr dans les minutes suivantes ; jamais dans ma vie pareille pensée ne m’avait arrêté. En revanche, si je pensais que David risquait d’être blessé, j’allais complètement perdre la tête.
David n’avait jamais été plus déterminé. Il venait de prendre son gros revolver argenté dans la cabine du pont cinq et l’avait fourré dans la poche de son veston. Nous avions laissé la malle ouverte là-bas, prête à m’accueillir ; et, sur la porte, la petite pancarte « prière de ne pas déranger » pour éloigner les stewards. Nous avions décidé aussi que je ne pouvais pas avoir sur moi le revolver noir car, une fois l’échange effectué, l’arme se trouverait alors dans les mains de James. Nous quittâmes la petite cabine sans fermer la porte à clé. Les clés d’ailleurs étaient à l’intérieur, car je ne pouvais pas prendre le risque de les avoir avec moi. Si un steward bien intentionné fermait quand même la porte à clé, il me faudrait faire fonctionner la serrure avec mon esprit, ce qui ne poserait aucun problème au vieux Lestat.
Ce que, par contre, j’avais maintenant sur moi, c’était le faux passeport au nom de Sheridan Blackwood dans ma poche de veste, avec assez d’argent pour permettre à cette canaille de quitter la Barbade et d’aller dans Dieu sait quelle partie du monde où il choisirait de fuir. Le paquebot entrait déjà en rade de la Barbade. Si Dieu le voulait, nous serions bientôt à quai.
Comme nous l’avions espéré, le large passage brillamment éclairé du pont supérieur était désert. Je soupçonnai le steward de s’être réfugié derrière les rideaux de la petite cuisine pour faire un somme.
Nous nous dirigeâmes sans bruit vers la porte de la suite Victoria et David introduisit la clé dans la serrure. Nous entrâmes aussitôt. La malle était ouverte et vide. Les lampes étaient allumées. Le misérable n’était pas encore arrivé.
Sans un mot, j’éteignis une à une toutes les lumières puis je m’approchai des portes de la véranda et je tirai les tentures. Le ciel avait encore le bleu étincelant de la nuit mais pâlissait de seconde en seconde. Une douce lumière commençait à envahir la pièce. Elle lui brûlerait les yeux quand il la verrait. Cela déclencherait une douleur immédiate sur sa peau non protégée.
À n’en pas douter il était en route maintenant, il le fallait, à moins qu’il ne disposât d’une autre cachette dont nous ignorions l’existence.
Je revins à la porte et me plantai sur le côté gauche. Il ne me verrait pas quand il entrerait car le battant me dissimulerait quand il le pousserait.
David avait gravi les marches pour gagner le salon surélevé et s’était posté, le dos à la paroi vitrée, tourné vers la porte de la cabine, tenant solidement le gros revolver à deux mains.
J’entendis soudain des pas rapides qui approchaient. Je n’osai pas le signaler à David mais je pus voir que lui aussi avait entendu. La créature courait presque. Son audace me surprit. Puis David prit le revolver et le braqua vers l’entrée tandis que la clé tournait dans la serrure.
Le battant de la porte me heurta puis claqua tandis que James entrait presque en trébuchant il avait un bras levé pour protéger ses yeux de la lumière qui se déversait par la paroi vitrée et il poussa un juron à demi étranglé, maudissant manifestement les stewarts de ne pas avoir tiré les rideaux comme ils en avaient reçu la consigne.
De son habituel pas maladroit, il se tourna vers les marches puis s’immobilisa. Il vit David au-dessus de lui, braquant le revolver sur sa poitrine, puis David cria :
« C’est le moment ! »
De tout mon être, je me lançai à l’assaut, la partie invisible de moi jaillissant de mon enveloppe mortelle et se précipitant vers ma forme d’autrefois avec une force incalculable. Immédiatement, je fus repoussé en arrière ! Je retombai dans mon corps mortel avec tant de violence que l’enveloppe elle-même vint violemment heurter le mur.
« Encore ! » cria David, mais une nouvelle fois je fus repoussé avec une stupéfiante rapidité, luttant pour reprendre le contrôle de mes pesants membres de mortel et me remettre tant bien que mal sur mes pieds.
Je vis mon ancien visage de vampire penché au-dessus de moi, les yeux bleus rougis et clignotant tandis que la lumière se faisait de plus en plus vive dans la pièce. Ah ! je savais les souffrances qu’il endurait ! Je connaissais son désarroi. Le soleil brûlait cette peau tendre qui ne s’était jamais complètement remise de l’épreuve du désert de Gobi ! Ses membres sans doute commençaient déjà à s’affaiblir avec l’inévitable engourdissement qui accompagne la venue du jour.
« Allons, James, la partie est finie, dit David manifestement furieux. Utilisez donc votre petite cervelle ! »
La créature se retourna comme si la voix de David avait soudain attiré son attention, puis recula jusqu’à la table de nuit, faisant s’effondrer avec un vilain bruit le petit meuble en matière plastique, son bras de nouveau levé pour protéger ses yeux. Affolé, il vit les dégâts qu’il venait de commettre, et il essaya de regarder de nouveau David qui se tenait le dos au soleil levant.
« Alors, que comptez-vous faire ? interrogea David. Où pouvez-vous aller ? Où pouvez-vous vous cacher ? Attaquez-vous à nous et la cabine sera fouillée sitôt qu’on aura découvert les corps. C’est terminé, mon ami. Renoncez maintenant. »
Un grondement profond sortit de la bouche de James. Il pencha la tête comme un taureau aveugle qui va charger. J’étais absolument désespéré de le voir crisper les poings.
« Renoncez, James », cria David.
Tandis qu’une volée de jurons sortait des lèvres de ce monstre, je m’attaquai une fois de plus à lui, l’affolement me poussant aussi sûrement que le courage et la simple volonté d’un mortel. Le premier brûlant rayon de soleil passa au-dessus de l’eau ! Mon Dieu, c’était maintenant ou jamais et je ne pouvais pas échouer. Je ne pouvais pas. Je le heurtai de plein fouet, sentant une secousse électrique paralysante au moment où je passai à travers lui, puis je ne vis plus rien et j’eus la sensation d’être aspiré comme par un vide immense qui m’entraînait dans les ténèbres tandis que je criais : « Oui, en lui, en moi ! Dans mon corps, oui ! » Puis je me retrouvai fixant directement un flamboiement de lumière dorée.
J’éprouvais dans les yeux une douleur insupportable. C’était la chaleur du désert de Gobi. C’était la grande et ultime illumination de l’enfer. J’avais atteint mon but ! J’étais dans mon propre corps ! Et ce flamboiement, c’était le soleil levant, qui brûlait mon visage et mes mains surnaturels.
« David, nous avons gagné ! » m’écriai-je et les mots jaillirent avec une étrange ampleur. Je me levai d’un bond du sol où j’étais tombé, retrouvant toute ma délicieuse et glorieuse force et toute ma vivacité. Je me ruai aveuglément vers la porte, percevant une dernière fois l’image vacillante de mon ancien corps mortel se traînant à quatre pattes vers les marches.
Au moment où j’arrivais dans la coursive, la cabine connut une véritable explosion de chaleur et de lumière. Je ne pouvais rester là une seconde plus, même si je venais d’entendre le gros revolver claquer avec un fracas assourdissant.
« Dieu vous aide, David », murmurai-je. Je me retrouvai aussitôt au pied de la première volée de marches. Le soleil, Dieu merci, ne pénétrait pas dans cette coursive, mais mes membres que je retrouvais perdaient déjà de leur force. Quand retentit le second coup de feu, j’avais sauté la balustrade de l’escalier A et plongé jusqu’au pont cinq, où je touchai la moquette en courant déjà.
J’entendis encore une détonation avant de parvenir à la petite cabine. Mais elle était si faible. Ma main sombre et brûlée par le soleil qui tentait d’ouvrir la porte était presque incapable de tourner le bouton. Je me débattais de nouveau contre un froid aussi pénétrant que si j’errais dans les rues enneigées de Georgetown. Enfin la porte s’ouvrit brutalement, je tombai à genoux dans la petite pièce. Et même si je m’effondrais, j’étais à l’abri de la lumière.
Dans un ultime élan de volonté, je claquai la porte et je poussai en place la malle ouverte dans laquelle je me précipitai. Puis tout ce que je fus capable de faire, ce fut de chercher à tâtons le couvercle. Je ne sentais plus rien au moment où je l’entendis retomber en place. J’étais blotti là, immobile, un soupir échappant à mes lèvres.
« Dieu vous protège, David », murmurai-je. Pourquoi avait-il tiré ? Pourquoi ? Et pourquoi tant de coups de feu de ce puissant revolver ? Comment tout le monde n’avait-il pas pu entendre le fracas de cette arme !
Nul pouvoir sur terre ne me permettait plus dorénavant de l’aider. Mes yeux se fermaient. Je me retrouvais à flotter dans les profondeurs veloutées des ténèbres que je n’avais pas connues depuis cette fatale rencontre de Georgetown. C’était fini, terminé. J’étais de nouveau Lestat le Vampire, et rien d’autre ne comptait. Rien.
Je crois que mes lèvres esquissèrent une dernière fois le mot « David », comme une prière.